Les ressorts psychologiques du retrait de plainte chez les femmes victimes de violences conjugales

A titre préliminaire et afin de resituer les ressorts psychologiques du retrait de plainte, il convient de rappeler les éléments plus généraux sur les limites de la procédure pénale telles qu’expliqués par Marick Geurts, de la Fédération nationale Solidarités Femmes, dans son article paru dans la revue Actualité juridique famille (n°12 de décembre 2003).


« Même si les femmes victimes de violences déposent plainte de plus en plus souvent, on est encore très loin d’une reconnaissance des femmes concernées en tant que victimes, ce qui a des conséquences importantes du point de vue de la reconnaissance des faits pour les femmes, bien sûr, mais aussi pour les enfants issus de ces histoires de couple. Les procédures pénales exemplaires, qui établissent clairement les responsabilités, sont encore minoritaires, même si certaines améliorations ont été apportées au fonctionnement de la justice. Pourquoi ?

 

  • Un très grand nombre de femmes ne souhaitent pas porter plainte, du fait de leur situation familiale : difficulté à dénoncer le conjoint, qui est aussi le père de l’enfant, peur d’une sanction pour lui, peur des représailles, surtout quand il y a des menaces du conjoint (n’oublions pas que les violences sont particulièrement fréquentes au moment des séparations), sentiment de culpabilité, comptes à rendre à son milieu familial et amical (beaux-parents, amis du couple), éventuellement angoisse liée à l’éventualité que la justice place les enfants…

 

  • Difficulté de porter plainte, faute de preuves suffisantes du point de vue de la justice. Ceci concerne les violences physiques lorsqu’elles ne laissent pas de traces durables : gifles, coups de poings, coups de pied, arrachage de cheveux, griffures, plaquage, séquestration…mais également et surtout les violences sexuelles et psychologiques.

 

  • La plupart du temps, ces violences sont commises sans témoins (preuves que la majorité des hommes violents savent pertinemment qu’il est interdit de les exercer). Les seuls témoins sont bien souvent les enfants, on l’a vu, d’où l’importance pour eux de parler de ce qui s’est passé.

 

  • Même lorsque la plainte aboutit au parquet, peu de dossiers aboutissent à une sanction, beaucoup sont traités en médiation pénale à la recherche d’un arrangement au lieu d’établir la culpabilité judiciaire. »

    Les freins au dépôt de plainte

Dépôt de plainte : les freins psychologiques

Une femme sous l’emprise de son conjoint éprouve des difficultés à penser en dehors de lui. La fusion entre soi et l’autre induite par les violences conjugales, rend difficile l’élaboration de ses propres idées et ressentis. La première difficulté est de prendre conscience du vécu.

On observe souvent un déni partiel des violences subies dans le couple. La difficulté à prendre conscience est d’autant plus grande, quand la femme est isolée de ses amis ou de sa famille.

Souvent, l’isolement social est provoqué par le conjoint violent, il s’agit déjà d’une violence, violence préalable à celles qui suivront, et qui a pour but de fragiliser la conjointe, afin de la dépourvoir de ses repères sociaux. La femme n’a d’autre choix que d’y prendre part (parce qu’elle a honte de ce qu’elle ressent et de son ambivalence. On observe souvent chez la femme victime de violence, un sentiment de malaise vis-à-vis du comportement du conjoint devant autrui, sans forcément pouvoir identifier la cause de ce mal être). Il s’agit donc dans ce cas, d’un frein lié à une difficulté de prise de conscience de la violence et de la domination exercée par le conjoint.

On observe très souvent chez la victime, un sentiment de culpabilité et de responsabilité de ce qui arrive dans le couple. La victime est systématiquement pointée comme la responsable par le conjoint « c’est de ta faute regarde dans quel état tu me mets ». On peut parler d’un renversement des rôles, ou de mécanisme de projection.

Le terme de projection est devenu très général en psychologie et en psychiatrie. Il désigne l’opération mentale (généralement inconsciente) par laquelle une personne place sur quelqu’un d’autre ses propres sentiments, dans le but de se sortir d’une situation émotionnelle vécue comme intolérable par elle. La personne n’a généralement pas conscience d’appliquer ce mécanisme, justement car elle n’accepte pas les sentiments, ou sensations, qu’elle « projette » sur l’autre. Il s’agit donc généralement de sentiments négatifs, ou en tout cas, perçus comme tels.

Toujours dans ce modèle du couple en fusion, même si la femme peut avoir conscience des violences subies, l’emprise exercée par le conjoint, et la responsabilité que la femme pense avoir dans la situation, l’empêche d’aller porter plainte. L’institution policière représente le tiers qui peut porter secours, mais qui peut aussi séparer le couple. On peut évoquer la notion d’ambivalence, notamment quand la femme est amoureuse et nourrit l’espoir de retrouver son mari idéalisé.

En outre, une plainte au commissariat rend « publique » les violences subies. Il y’a une forte culpabilité des femmes de rompre « l’intimité » de ce qui se passe dans leur couple, de n’avoir pu gérer seules leur ménage. On peut aussi noter une représentation du mariage souvent encore religieuse « mariage pour le meilleur et pour le pire », certaines femmes ont elles-mêmes été témoins de violences dans leurs familles d’origine. Briser le cycle des violences serait pour elle, avouer leur sentiment d’échec et de culpabilité par rapport à leur couple.

Elles craignent également les comptes qu’elles devraient rendre à leur belle famille, parfois même à leur propre famille, aux amis. La difficulté sera de tenir leur position face à toutes ces personnes. La fragilité psychologique induite par les violences subies, met à mal leurs capacités à s’affirmer en tant que personne différente de leur conjoint. Pour certaines, porter plainte s’avère donc impossible, lorsqu’elles ne sont pas soutenues et encouragées dans cette démarche.

Souvent continuer de vivre une situation connue (les violences) semble moins coûteux psychiquement que de se lancer dans l’inconnu (Angoisse autour de la plainte et de ses conséquences pour la famille, pour le conjoint, pour elle et leurs enfants). La plupart des femmes qui vivent les violences depuis longtemps ont l’impression de pouvoir « gérer » les crises. Elles ont souvent développé des stratégies d’anticipation des violences et pensent pouvoir les éviter.

S’identifier comme la cause réelle des problèmes de son conjoint (« à cause de moi il va aller en prison » ou « il va dormir dehors, le père de mes enfants ») est très difficile pour les femmes. Elles sont très souvent dans l’empathie par rapport à leur conjoint violent. Elles se situent là encore dans la culpabilité, prolongement de celle qu’elles ressentent lors des moments de violences subies. Ceci est le fruit de la manipulation opérée par le conjoint violent. Elles expriment des difficultés à percevoir les événements avec de la distance.

Souvent le conjoint violent a volontairement placé la femme dans une position de sauveuse ou de thérapeute, par rapport à une enfance décrite comme chaotique (« son père était violent ou sa mère ne l’aimait pas »). Elles se sentent donc garantes de leur histoire et responsables de leur bonheur aujourd’hui. Se sentir responsable de leurs problèmes alors qu’elles ont toujours tout fait pour aider leur conjoint n’est pas pensable. « Je connais son enfance, je sais pourquoi il est comme ça, ce n’est pas de sa faute, je ne devrai pas me plaindre ».

 

Dépôt de plainte : les freins réels

Lorsqu’une femme vit toujours sous le même toit que son conjoint, il est compréhensible qu’elle soit très angoissée à l’idée de porter plainte. Elle redoute une flambée des violences.

La femme ressent une peur légitime des représailles éventuelles lors de la convocation de Monsieur (sur elle ou sur les enfants). De plus, les femmes n’ont pas d’idée précise de la date de convocation de leur conjoint au moment de leur plainte. Lorsqu’elles vivent toujours sous le même toit que Monsieur, elles sont sur le qui-vive et cherchent dans le comportement de leur conjoint, des signes ou indices, qui pourraient leur indiquer s’il est au courant de la plainte. On peut observer dans cette période « entre deux » une très forte anticipation anxieuse. Il est donc indispensable pour les associations d’aide aux victimes, de travailler en lien avec les commissariats, afin de préparer les femmes lorsqu’elles sont sur le point de porter plainte.

Il nous faut également mentionner la peur des conséquences financières et matérielles, surtout quand les femmes ne sont pas indépendantes financièrement. (« Je vais devoir quitter l’appartement sinon il va me tuer ».)

On observe très souvent une peur d’être prise pour une affabulatrice par les interlocuteurs. Il existe un défaut d’informations concernant la plainte lorsqu’elles sont isolées, et plus généralement concernant leurs droits.

Il existe également la peur de ne pas être convaincante ou de ne pas être assez forte pour porter plainte. Souvent, elles préfèrent déposer une main courante, moins engageante pour elles, qui porte moins à conséquence mais qui pose un premier acte pour sortir des violences.

Enfin, il existe souvent un manque de preuves, lorsque honteuses des violences subies, elles ont toujours tout mis en œuvre pour cacher ce qu’elles vivaient, (notamment quand il s’agit de violences psychologiques). Cela les dissuade de porter plainte.

Le retrait de plainte : pourquoi ?

Les dépôts de plainte sont assez rares dans le cas de femmes victimes de violences conjugales. Lorsqu’elles se décident à entreprendre cette démarche, on repère qu’une proportion non négligeable de femmes retire leur plainte. Pourquoi ?

Souvent, lorsqu’une plainte est déposée pour la première fois, c’est qu’un seuil psychique a été dépassé pour la femme : celui de sa tolérance à la violence « il n’avait jamais été jusque-là » ou « cette fois il l’a fait devant les enfants, c’était différent ».

Certains conjoints violents qui sont au courant du dépôt de plainte, vont exercer des pressions psychologiques très fortes sous la forme de chantage affectif (manipulation et culpabilisation). Dans le même temps, ils peuvent se montrer charmants avec leur femme afin de faire renaître en elle l’espoir (phase de lune de miel) ainsi que le doute concernant la véracité et la gravité de l’événement violent. Elles se sentent alors coupables, peuvent avoir l’impression d’avoir exagéré la plainte et de l’avoir déposée dans un moment d’impulsivité. On peut ici encore observer ce mécanisme de projection (la femme s’attribuant le passage à l’acte de la plainte, alors que le conjoint est dans le déni de son propre passage à l’acte violent). Certaines sont alors tentées de retirer leur plainte à la fois pour ne pas nuire à leur conjoint, mais également avec l’espoir que leur vie familiale a changé et que la plainte n’a donc plus lieu d’être.

Le chantage peut également se présenter sous forme de menace (« Tu ne verras plus les enfants » ou « Je vais te tuer »). Le retrait de plainte a donc pour fonction dans ce cas, de protéger sa vie et celle des enfants.

Certaines femmes expriment l’idée, après le dépôt de leur plainte, qu’elles ont fait quelque chose de très grave et que leur conjoint ira forcément en prison par leur « faute ».

A l’inverse, certaines femmes développent l’idée selon laquelle que la plainte ne servirait à rien et que leur conjoint ne sera jamais puni. Dans ce cas, la femme est entravée par un sentiment d’impuissance. Le conjoint violent est perçu comme un être tout puissant et au dessus des lois. « Il connaît beaucoup de monde et il a l’argent pour se payer les meilleurs avocats, ils vont me faire passer pour folle ou me retirer mes enfants » (propos que le conjoint a souvent déjà tenus à sa compagne pour l’intimider).

 

Les pratiques à mettre en place pour éviter le retrait de plainte :

Rassurer la femme sur le bien-fondé de sa démarche.

Lui rappeler que ce qu’elle vit est anormal et très grave.

L’orienter sur une association qui sera dans la position de soutien et pourra l’aider à assumer sa plainte.

Lui Donner des informations sur ses droits et sur la procédure, afin de limiter l’angoisse qu’elle peut ressentir.

Développer des liens entre associations spécialisées et commissariat.

 

En guise de conclusion, nous pouvons rappeler cette extrait des annales médico-psychologiques :

« La relation d’emprise que le sujet violent met en œuvre dans le lien conjugal définit une relation perverse à l’objet. La violence, par sa paradoxalité et le compromis qu’elle permet – se séparer et fusionner en même temps – est alors la solution coûteuse utilisée par le sujet. La loi peut avoir le rôle du tiers séparateur et interdicteur, tandis que la thérapie psychodynamique peut permettre à la personne de relancer le processus identificatoire et trouver la bonne distance face à l’objet. »

 

(M. Hajbi, E. Weyergans, A. Guionnet Violences conjugales : clinique d’une relation d’emprise. Annales Médico-psychologiques, revue psychiatrique, Volume 165, Issue 6, Pages 389-395).

Salomé COHEN